L'homme plongea et pénétra l'eau à une vitesse époustouflante. On lui avait bien des fois dit qu'il était sans aucun doute l'un des nageurs les plus rapides au monde. À ses yeux, cette affirmation était fausse. Sur cinquante mètres, sa nage frôlait les 8,25 km/h, mais son adversaire, lui, était colossal.
Un rapide coup d’œil autour de lui une fois que les bulles se furent évanouies, et il le vit. Ce géant des océans dont la vitesse pouvait atteindre les 40 km/h lors d'une attaque. Ce grand blanc.
Le squale avait ses petits yeux noirs braqués sur lui avec intérêt. Saffron battit des palmes en direction de l'échelle du bassin, environ à une centaine de mètres. Mais le requin approchait déjà. Un deuxième coup d’œil derrière lui. La gueule ouverte, l'animal se rapprochait sans efforts apparents, et Saffron était encore bien loin de l'échelle. Tout était une question d'adresse. Voulait-il le béqueter ? Sûrement que non. Le goûter serait plus approprié, mais Saffron ne lui laisserait pas ce plaisir. Il portait à la hanche droite une cicatrice déjà assez conséquente d'une autre fois où un de ces animaux avait voulu le goûter. Il avait retenu la leçon.
Le squale arrivait à sa hauteur, le devançant par la droite lorsqu'il dévia sur la trajectoire de Saffron, toutes dents sorties. L'homme choisit cet instant pour rouler sur lui-même dans l'eau, échappant de justesse à une rangée de dents spectaculaire. Dans son geste, il attrapa la nageoire dorsale du squale, et, immobile, prit une grande inspiration à l'aide de son
appareil respiratoire, écoutant le silence du gigantesque bassin. Le squale, quant à lui, continuait sa trajectoire sans plus se soucier de Saffron, et ce dernier en profita pour poser sa deuxième main devant l'aileron du grand blanc, ses doigts rencontrant la peau à la fois douce et rugueuse de l'animal. Des cicatrices marquaient son nez, là où le blanc se démarquait d'un gris foncé.
Le nageur resta peut-être cinq bonnes minutes à se laisser tirer par le requin avant de lâcher l'aileron à proximité de l'échelle. Le squale s'éloigna dans un mouvement de nageoire caudale, et Saffron quitta l'univers aquatique avec presque un soupçon de regret.
Le soleil qui frappait en cet après-midi l'agressa dès son retour en surface. Laissant ses jambes dans l'eau, il commençait à retirer son appareil respiratoire lorsqu'il perçut les bruits de pas précipités d'un des agents de sécurité de l'aquarium qu'il connaissait bien.
– Mortimer, dégage tes jambes de l'eau, espèce de taré !
« Connaître » était peut-être un peu exagéré.
– Pourquoi ? Répliqua Saffron en ramenant une jambe près de lui pour retirer une palme.
Les yeux plissés à cause du soleil qui agressait ses yeux bleus, le nageur reprit la parole :
– Elle est loin, et elle a déjà mangé.
– J'veux pas le savoir !
Avec un soupir, Saffron sortit ses jambes de l'eau. L'agent croisa les bras.
– Il finira par te bouffer un de ces quatre, Mortimer.
– Peut-être bien.
Il se releva, et essuya l'eau qui lui coulait sur le visage d'un revers de manche avant de ramasser ses palmes. Il s'apprêtait à s'en aller lorsque l'agent lui bloqua la route. Ce dernier le fixait avec une drôle d'expression à laquelle Saffron n'aurait pu donner de nom. L'agent finit par souffler :
– J'arriverai jamais à comprendre pourquoi tu fais ça.
Saffron haussa les épaules.
– Peut-être parce que l'océarium a tout intérêt à garder ce grand blanc en vie s'il veut continuer à faire des entrées. C'est le seul requin blanc au monde à être en captivité.
– D'accord, mais pourquoi risquer ta peau pour
lui ?
– Parce que c'est ce que je fais. Et c'est une
fille.
Cela sembla clouer le bec à l'agent qui ne répondit rien et laissa Saffron s'en aller. Mais ce n'était sans compter sur les quatre hommes en costumes qui se trouvaient à l'autre bout du bassin, près de la sortie, et qui semblaient l'attendre de pied ferme. Saffron fit mine de ne pas les avoir vus, et tout en approchant progressivement d'eux, il aperçut un drôle de logo cousu sur la veste des types en question.
Saffron n'avait jamais vu un tel bassin. En fait, il n'avait jamais vu un tel endroit. Mais cela, c'était il y a plusieurs années. Avant même que le parc n'ouvre. Lorsqu'on avait fait appel à lui pour une mission toute particulière.
Les bras croisés face à la vitre d'une épaisseur qui dépassait toutes suppositions, Saffron plissa les yeux en distinguant une gigantesque ombre dans l'eau. Celle-ci ne se déplaçant pas rapidement, il eut tout le loisir de voir sa silhouette se dessiner de façon plus précise au fur et à mesure qu'elle se rapprochait de la vitre. Les battements du cœur du marin s'accélérèrent.
Lorsqu'il avait pour la première fois entendu parler du mégalodon, ce n'était rien de plus qu'un mythe, une histoire pour faire peur aux enfants. Mais l'adulte qu'il était savait que ce qu'il avait sous les yeux n'avait rien d'un mythe. C'était une réalité. Ce géant de 17 mètres qui longeait désormais la vitre était tout sauf un leurre. Saffron observa sa forme trapue, sa ressemblance frappante avec les grands blancs qu'il avait côtoyé tout au long de sa vie. Les requins avaient toujours effrayé, terrorisé, affolé les gens. Saffron savait déjà que lorsque ce prédateur serait révélé au monde entier, cette pièce serait remplie à ne plus pouvoir se déplacer.
Il observa d'un œil avisé le regard noir du gigantesque squale, ce requin qu'il connaissait depuis sa création, qu'il avait vu grandir, et s'affirmer. À ses yeux, ce mégalodon n'était pas qu'une simple attraction. C'était la machine à tuer la plus perfectionnée de tous les temps. Et si cet impressionnant mâle ne portait pas de nom, c'était parce qu'à ses yeux, un esprit aussi ancestral, aussi sauvage, ne méritait aucun autre nom que celui qu'il portait déjà.