Elle ne parlait pas assez, alors on la prenait pour une idiote. Seulement, il n'y avait rien à dire, après tout les tâches domestiques pouvaient se faire en silence. Sa mère était malade, régulièrement elle retournait à l'hôpital alors Thora s'occupait de tout. Sa mère était malade, son père en colère, mais il n'avait pas grand chose à frapper pour aller mieux. A part Thora. Et, parce qu'il en avait besoin pour pas pleurer, parce qu'il en avait besoin pour être fort et aller sur le continent travailler et payer l'hôpital, Thora se laissait battre.
Une logique simple, efficace et pragmatique, peut-être un peu trop. Surtout pour une gamine de six ans. Mais elle faisait à manger, le ménage, elle apprenait ses leçons et, le soir venu, acceptait que son père la gifle et la batte jusqu'à l'évanouissement. Il l'adorait quand même : son soleil, sa fillette, son idiote.
Un soir, elle releva le nez de la soupe et parla. Rien d'intéressant, Thora raconta juste le livre de sciences -un vieux truc tout écorné qu'un camarade d'école lui prêtait- qu'elle lisait. Elle parla d'avancées, de biologie, de gênes.... Elle avait dix ans, et peut-être était-ce la conversation la plus longue que la fillette avait eut jusqu'alors.  
Il savait que Thora allait à l'école bien sûr, mais lui n'était jamais présent alors l'enfant semblait dans son esprit, coincée dans une maternelle permanente, destinée à ne jamais grandir et surtout à ne pas avoir d'avenir. L'homme découvrait à présent une fillette capable de parler, mais surtout intelligente...  
Et si Thora préférait le silence parfois, c'est qu'ainsi elle n'avait pas à exprimer la douleur ou les souffrances. A dénoncer. Et son père continuait de la battre sans jamais demander pardon. Il survivait comme il pouvait.
Sa mère mourut bien avant que la jeune fille n'ait son bac, Son père, lui, réussit le tour de force de devenir alcoolique tout en gardant son travail et donc une source stable de revenu. Comme quoi, il faisait des efforts quand même...

Thora décrocha une bourse au vu de ses excellents résultats et pu  ainsi aller à l'université de Copenhague. Elle y suivit un cursus en biologie jusqu'à décrocher un doctorat, se faisant repérer par quelques entreprises au passage.
Un homme la demanda en mariage, pour l'université ils avaient pris le même bateau et, pendant leur enfance, avait vécu dans le même village. Il avait un beau regard, mais surtout une intelligence aiguë dans laquelle la jeune femme parvenait à se retrouver. Elle l'épousa, femme de chair et de silence, et lui avec ses propres défauts, il l'accepta.
Pourtant Thora ne fut pas une bonne épouse. Elle avait beau avoir appris à lire l'ADN autant que possible, à déchiffrer le génome humain comme animal et autres choses encore, la vie, elle ne la créait pas. Trop de fausses couches, trop de douleurs... La jeune femme parvenait à travailler à ses projets, se gagnant une réputation internationale, et son ventre grossit à de nombreuses reprises... Mais elle n'accouchait pas. De nombreuses fois Stigandr eut à la porter, à bout de bras, jusqu'à l'hôpital...
Sa santé se détériorait, son état psychologique aussi. Pour compenser, Thora cherchait à se tuer à la tâche, oubliant de revenir le soir, préférant ne pas quitter le laboratoire. Ses collègues prenaient cela pour un simple fanatisme intellectuel et elle y gagna le surnom de « Marie Curie de l'ADN ».  

Finalement Stigandr lui proposa une dernière chance, un ultime essai. Elle accoucha dans la douleur et leur enfant naquit, belle, magnifique différente. Une épreuve encore, car jamais ils ne pourraient partager le monde de leur progéniture : celui du silence. Sourde, muette, Siggy était malgré tout pour eux un trésor comme un miracle. Il leur fallut apprendre bien des gestes, bien des mots aussi, ceux que l'on disait par signe, et Thora y retrouva les échos de sa propre enfance silencieuse.
Pour l'enfant ils avaient besoin d'argent néanmoins. Plus, beaucoup plus que ce que la recherche avait à leur offrir, c'était certain...
Alors en couple, à l'aide d'un projet mené à deux où leurs spécialités se répondaient, ils postulèrent pour Jurassic World. Monter le dossier, mener le projet capable de montrer qu'ils avaient chacun les compétences pour un poste... ce ne fut pas simple évidemment et la concurrence était rude. Ils y réussirent cependant, quitte à y payer un prix fort. Siggy. Ils ne la verraient pas grandir, une fois sur l'île, enfin pas vraiment. Pas comme ils auraient put autrement...

On les engagea, une victoire, un aboutissement qui les menaient à un travail encore plus grand. Désormais les époux Hrafn purent compter sur un salaire stable dont la majeure partie était envoyée à la famille de Stigandr qui élevait Siggy, ainsi qu'à la pension spécialisée de la fillette en période scolaire.